Emilie Allais ou les yeux du conte

Boris Nicot, octobre 2019

Juste un peu avant l’innocence, il y a les yeux du conte - ceux qui vous illuminent à travers la nuit noire, ceux qui se ferment à l’heure de la sieste. Car ce qui est conté juste avant de s’endormir aussi bien retarde interminablement le moment de bascule dans le sommeil. Puis c’est le réveil, des heures ont passées, les yeux du monde s’ouvrent à nouveau, et tout recommence ...

Juste avant l’innocence, il y a l’enfant et la joie de mentir, l’accumulation des bricoles et le jeu des apparences. Il y a la jouissance dans les histoires - frisson, plaisir, terreur, soulagement, abandon, envol. Il y a la cruauté et la franchise, la rancune féroce et sans lendemain, l’aisance à pardonner, la croyance absolue et désinvolte dans le masque qu’on joue. Avant l’innocence il y a cette science naïve du réel, l’ingénierie du rêve éveillé, la conjuration de l’angoisse, la dérive imaginaire. Avant l’innocence il y a le jeu et l’image, leurs puissances archaïques - dont la moindre n’est pas la fiction.

Emilie Allais fabrique des images dont l’aura semble provenir de ce temps-là, d’une sorte d’antériorité définitive. Ses séquences photographiques, dont le substrat documentaire est issu du jeu des enfants entre eux, capturent cette part de fiction qui hante le moindre geste enfantin pris dans le faisceau du jeu. Elle creuse le sillon du conte, non comme narration mais comme point de vue. Elle regarde avec les yeux du conte.

Sa prédilection va donc à la nuit, au flou, à l’indistinct, au fourmillant, aux lisières, bref, à toutes ces qualités que convoquent les meilleurs terrains de jeu.

Cela pourrait être la forêt, le bois, un petit muret envahi de liserons, une vieille maison affleurant sous une cascade de lierre, le sol d’une cuisine à peine éclairée par un spot orangé, un ciel étoilé, un champ de chevelures et d’étoffes au couleurs éteintes, où l’oeil se perd avec plaisir comme dans les vieux jupons d’une grand-mère bienveillante. A moins qu’il s’agisse d’une sorcière.

Dans les séries d’Emilie Allais, aux réminiscences cinématographiques certaines, quelque chose nous est raconté, l’essentiel pourtant semble nous échapper. Entre partie de cache cache et camouflage, la photographe élude le visage, refuse la séduction de traits reconnaissables et personnels. Le corps enfantin n’est pas saisi frontalement, il est le plus souvent plongé dans l’ombre, pour qu’en lui se dissipe la distinction nette entre réel et fantasmagorie, entre une figure anonyme et la nuit d’où elle est venue, vers où elle va replonger.

C’est pourquoi, dans ces photographies aux couleurs chaudes et assourdies, matricielles, douceur et violence peuvent coexister ingénument, sans qu’il soit besoin de les voir entrer en contradiction, en lutte.


Un doux ensauvagement est à l’oeuvre, apte à révéler l’enfance générique, celle où règne sans partage le merveilleux, comme une référence indéterminée qui, malgré cette indétermination ou justement à cause d’elle, articule une langue universelle.

Car du jeu qui se joue devant nous, les règles ne nous sont pas dites, tout en nous étant absolument familières - qui n’a pas été cet enfant ? Qui n’a pas été tellement enlevé, ravi, tellement pris à son propre jeu, qu’il ne se reconnaît plus tout à fait lorsqu’on l’appelle par son nom ?

Les corps et les matières qui les environnent tendent à former un continuum, comme dans le choix de la photographe de proposer aux enfants des masques et des costumes élémentaires, faits de matières organiques, la toile de jute ou le papier craft, offrant des textures voisines de l’écorce, du végétal, et conservant une précieuse part d’informe.

Omniprésente, la fiction n’y est qu’effleurée, jamais explicitée. Elle plane alors au dessus de ces enfants sans visage comme une potentialité, une puissance qui anime des figures, jamais comme un récit exposant des personnages définis ou exhibant des coordonnées narratives telles qu’un début, un milieu ou une fin. La fiction, ou plutôt le fictif, y fait corps avec la vie, saisie dans une sorte d’âge d’or, avant l’articulation de tout récit, et à ce moment fugitif ou tout est encore possible.

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